AJUNN

Alliance Jurassienne Non au Nucléaire

«Avec le nucléaire, un retour au réalisme»

ÉLECTRICITÉ Pour beaucoup, la transition énergétique ne se fera pas sans le nucléaire. C’est aussi l’avis du directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Rafael Grossi.

Le mouvement de défiance que l’énergie nucléaire a suscité après la catastrophe de Fukushima en 2011 paraît bien lointain. Lors de son intervention au Forum économique mondial (WEF) de Davos, le 17 janvier, le président français, Emmanuel Macron, a vanté le positionnement de son pays dans ce secteur tandis que de nombreux Allemands regrettent d’avoir décidé de sortir de l’atome. Plus qu’au WEF, c’est à la dernière conférence internationale de l’Organisation des Nations unies sur le climat qu’un tournant décisif a pu être observé, ce qui réjouit le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi. Entré en fonction en 2019, le diplomate argentin a été reconduit l’an dernier pour un deuxième mandat.

Interrogé par Le Temps dans la station grisonne, il salue un «retour au réalisme» et estime que les réacteurs suisses ont encore de belles années d’exploitation devant eux.

Après des années de désintérêt, on assiste clairement à un retour en grâce de l’atome. Vous l’avez constaté à Davos?
À Davos et ailleurs, l’énergie nucléaire est désormais clairement perçue comme une solution pour le futur. Peut-être que pour certaines personnes cette forme d’énergie reste controversée mais dans les faits, ce n’est plus le cas. En décembre, les pays participant à la COP28 ont reconnu que le nucléaire faisait partie des solutions à la crise climatique et recommandé l’accélération de son déploiement. Maintenant, il faut le décliner de manière adaptée selon les pays et les régions.

Une transition énergétique sans l’atome serait-elle tout de même possible?
C’est absolument impossible et ça a été reconnu même avant la COP28. Plutôt que de parler de renaissance du nucléaire, moi, je préfère parler d’un retour au réalisme. Aujourd’hui, cette énergie fournit la moitié de l’énergie propre en Europe. Je dis bien «la moitié». Alors qu’on a construit des narratifs qui prétendaient que c’était une espèce de technologie marginale et à éviter. C’est faux. L’AIEA est une agence internationale qui se caractérise par son objectivité. Par exemple, l’IPCC, le panel international sur le changement climatique, qui n’a aucun lien avec les milieux du nucléaire, a reconnu que cette forme d’énergie devait faire partie des options à envisager pour décarboner le monde. Des pays comme la France, les États-Unis, la Chine ou l’Inde ont déjà décidé d’augmenter leurs parcs nucléaires. D’autres États se tournent vers l’atome pour accroître leur sécurité énergétique, en raison du conflit entre la Russie et l’Ukraine. L’énergie nucléaire vous donne une capacité d’autonomie. Des pays comme la République tchèque, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie ou la Pologne, qui n’avaient pas de centrales nucléaires, soutiennent la poursuite voire l’augmentation de ce marché.

Cette énergie n’est toutefois pas sans risque et fait l’objet d’une forte hostilité d’une partie de la population.
Regardez ce qu’il s’est passé au Japon. Le pays a réduit après Fukushima la part du nucléaire à 7%. Maintenant, les autorités veulent remonter à 30%, ce qui implique de rallumer toutes les centrales, à l’exception de celle de Fukushima. C’est vrai qu’il y a des pays dans lesquels le sujet reste très débattu. Mais la tendance a clairement changé, même en Allemagne. La décision de sortir de l’atome a étéprise, c’est clair. Mais des sondages indiquent que la population y reviendrait si elle avait le choix. Je souhaite toutefois préciser que ce n’est pas parce que la popularité de cette forme d’énergie augmente que nous ne prêtons pas une attention extrême à sa sécurité.

Justement, on l’a vu avec l’accident de Fukushima au Japon ou les craintes d’un incident dans la centrale de Zaporijjia en raison des combats en Ukraine. Comment améliorer le niveau de sécurité?
C’est un processus constant d’amélioration. Nous adaptons en permanence les systèmes de sécurité aux technologies qui existent et cela fonctionne. L’énergie nucléaire affiche un niveau de sécurité impeccable. En 70 ans d’opérations commerciales, il y a eu deux accidents [Fukushima et Tchernobyl, n.d.l.r.]. Cela veut dire que l’indice de sécurité est énorme et cela doit continuer à être le cas. Nous sommes très vigilants. Mais il faut aussi qu’il y ait davantage de dialogue, d’information et d’éducation. Car pendant longtemps, il y a eu beaucoup de slogans et peu d’objectivité. Notre agence joue un rôle important à cet égard mais j’encourage aussi le secteur privé à diffuser l’information.

L’atome, c’est aussi une arme. Le monde s’en est bien rappelé au début du conflit en Ukraine avec la peur de l’utilisation du fameux bouton rouge par la Russie.
Il y a deux dimensions à considérer: l’armement et l’énergie. Actuellement, cinq États possèdent l’arme atomique et sont inscrits dans le traité de non-prolifération nucléaire. À côté d’eux, d’autres pays comme l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord ont développé des programmes d’armement, ce qu’il faudrait éviter. La question est la suivante: est-ce que le fait que de plus en plus de pays maîtrisent la technologie nucléaire augmente la menace d’une utilisation de l’arme atomique? Je réponds que c’est justement là que se trouve notre raison d’être. Vous ne pouvez pas initier un programme nucléaire sans avoir un programme d’inspection établi avec l’AIEA.

Mais avec la situation géopolitique actuelle, cela devient très difficile de le faire respecter. On le voit très bien avec l’Iran.
L’Iran n’a pas l’arme atomique mais a un programme nucléaire très ambitieux. À nos yeux, il n’a pas fait les clarifications demandées par nos experts. C’est un cas particulièrement sensible parce que dans cette région d’autres pays ont averti que si l’Iran s’est procuré ou se procure l’arme nucléaire, ils feront de même. La non-prolifération reste donc essentielle et c’est l’une de nos fonctions les plus importantes. La responsabilité ne doit toutefois pas seulement reposer sur les épaules de l’AIEA. Le Conseil de sécurité de l’ONU dispose de cinq membres permanents qui, par le passé, se sont montrés soudés lors des crises liées à cet enjeu. Ils doivent bien réfléchir et faire en sorte que les clivages et la polarisation auxquels vous faites référence n’affectent pas leur soutien inflexible à la non-prolifération. Sur ce point, il y a effectivement des interrogations en ce moment.

Que retenir de ce qu’il s’est passé sur le site de Zaporijjia? Faudrait-il des conventions qui protègent ces sites en cas de conflit?
Selon moi, le fait que l’AIEA ait agi très activement, proactivement même, en se plongeant dans le conflit en dit déjà long sur sa capacité à jouer un rôle dissuasif et stabilisateur. Je ne prétends pas qu’on trouvera aujourd’hui la solution parce que les combats se poursuivent et que la guerre continue. Mais même sans accord ou convention, j’y suis allé. Je me suis planté là et nous avons déployé une équipe. Paradoxalement, c’est dans ce type de situation que les gens reconnaissent l’utilité et la validité de notre existence. Encore une fois, c’est parce que nous pouvons fournir des informations fiables. Cela évite que des données et des calculs erronés se répandent. Ce que nous avons fait en Ukraine est un bon exemple de multilatéralisme utile.

Revenons à la technologie. Nous n’avons pas évoqué la question des déchets, qui suscitent aussi de nombreuses critiques.
Il est faux d’affirmer qu’il n’y a pas de solution car ce sont des questions qui, aujourd’hui, se gèrent. En 70 ans, nous n’avons jamais rencontré le moindre problème avec les déchets. Il faut simplement des sites de dépôts à long terme. Les Finlandais ont créé un cimetière sur la presqu’île d’Olkiluoto, les Suédois sont en train de faire de même, tout comme la France. Bien sûr, il y a des questions de la part de la société mais ces trois exemples montrent qu’il y a des solutions. J’aimerais aussi démentir ces fausses croyances autour de quantités astronomiques de déchets qu’il y aurait à gérer. Après 70 ans d’exploitation, tous les déchets américains tiendraient dans un supermarché! Et l’AIEA les surveille. Je ne connais pas d’autre industrie dont on irait inspecter la poubelle.

La Suisse a décidé de sortir du nucléaire, doit-elle reconsidérer sa position au vu du changement de contexte?
En tant que directeur général d’une organisation internationale, je suis évidemment mal placé pour dire aux Suisses ce qu’ils doivent faire. Mais je crois que la Suisse continuera à exploiter ses centrales nucléaires pendant plusieurs années. Son parc nucléaire est impeccable avec un niveau de sécurité record. Donc, je pense que votre pays va continuer de faire partie des pays exploitants dans les décennies à venir.

De nouvelles infrastructures n’étant pas à l’ordre du jour, cela signifie-t-il qu’on va prolonger davantage la durée de vie des réacteurs actuels?
On peut vraiment. Vous savez, l’extension de la durée de vie des centrales représente l’une des voies très efficaces pour continuer à bénéficier du nucléaire. En Suisse, vous avez Beznau dont l’exploitation a débuté en 1969. On approche du cycle de vie d’un siècle pour les plus anciennes centrales nucléaires. Nous sommes déjà à 60, voire 80 ans d’opérations normales. Donc, je vois un avenir excellent pour le nucléaire en Suisse.

Le Quotidien Jurassien – Propos recueillis par Aline Bassin Le Temps

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